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Identités ethniques et contrat citoyen en République de Guinée ( de Ibrahima II Barry)

Les trente dernières années de l’histoire politique de l’Afrique subsaharienne tout comme, malheureusement, la brûlante actualité dans bon nombre de pays, ont montré que la cruciale question des identités ethniques reste au cœur de la problématique de la construction démocratique et de la consolidation des Etats-nations.

Mais, si cette réalité s’offre quasiment à tous comme une évidence, les ‘’approches politiques’’ qu’elle a générées, quant à elles, suscitent de vives interrogations en ce qu’elles se situent à des extrêmes qui les rendent préoccupantes, inadéquates, voire dangereuses. En effet, on est en présence de deux écueils majeurs qu’on pourrait ainsi formuler : ne pas faire cas des identités ethniques dans le processus de démocratisation des Etats-nations et, second écueil, la manipulation des identités ethniques à des fins politiques, notamment pour l’accès au pouvoir d’Etat et sa gestion.

Dans le premier cas, on pense et agit au nom du « caractère universel » de la démocratie dont on veut préserver le sens et la portée, en évitant toute démarche requérant la prise en considération des spécificités historiques et culturelles des pays. Le processus démocratique est alors perçu comme « …une révolution qui se réalise dans la remise en cause globale et radicale d’une société et de tous les rapports qui la régissent ainsi que de tous les modes de pensée qui sous-tendent ces rapports »1.

Dans le second cas, on se réfère à l’ethnie (ou à quelques ethnies), pour incruster dans le jeu politique des dérives ethno-partisanes susceptibles de constituer des voies d’accès au pouvoir et, souvent, un moyen de s’y maintenir aussi longtemps que possible.

Que penser de ces deux positions extrêmes ?

Pour le cas de la Guinée, les identités ethniques sont-elles incompatibles avec l’émergence d’une conscience citoyenne collective ?

Dans quelle mesure le contrat citoyen peut-il contribuer au développement d’un « vivre-ensemble » fondé sur des valeurs partagées et le respect des droits de chaque citoyen et de chaque citoyenne guinéens au sein d’une nation démocratique ?

Telles sont les interrogations qui vont sous-tendre le développement du présent article. Les tentatives de réponses qui vont y être apportées requièrent les précisions et remarques ci-après :

Il n’a pas semblé nécessaire de s’attarder sur les considérations d’ordre historique ; notamment celles relatant le passé du vécu relationnel des différentes ethnies en Guinée ou les évènements tragiques et les tensions politiques   qui ont agité leur coexistence au fil de  l’histoire du pays.

De même, il ne s’est pas avéré utile d’élucider les notions d’ethnie et d’identité. Notions polysémiques et points d’intersection de plusieurs sciences sociales (Histoire, Ethnologie, Sociologie, Philosophie, Psychologie…),elles ont fait l’objet de multiples définitions, d’études et de recherches spécifiques. Des controverses en ont découlé, tout comme de mauvais usages en ont été faits parfois. Dans sa thèse portant sur « La Démocratie et les réalités ethniques au Congo », Xavier Bienvenu KITSIMBOU, rend bien compte de cet état de fait.2

Par ailleurs, dans un certain sens on peut, à juste titre, se poser la question de savoir si, parlant de la Guinée, l’expression identité ethnique épuise la réalité telle qu’elle est vécue ou si, simplement, elle l’épouse. La question est d’autant plus légitime que le brassage, sous des modalités diverses, entre les communautés ethniques du pays n’ont pas permis l’émergence d’identités ethniques statufiées. Si l’identité ethnique c’est la conscience d’appartenir à une communauté qui se singularise par des valeurs, des traditions et des pratiques culturelles spécifiques, se réclamant de la même origine et partageant une langue, une région, une religion, etc. alors de réels problèmes identitaires pourraient se poser à de nombreuses familles guinéennes constituées par les liens du mariage interethniques. De Youkounkoun à Pèla, en passant par Bomboli, Dakhabé, Tokounou et Panziazou, on rencontre des cas très expressifs de ce brassage qui invite à plus de circonspection, que pas assez, quand on veut traiter d’identités ethniques en Guinée.

Cependant, sur un autre plan que ces lignes ne sauraient occulter,  « la tumultueuse (et douloureuse) histoire socio-politique du pays a généré deux problèmes majeurs d’une extrême gravité : l’inexistence d’un capital politique, d’un patrimoine institutionnel viables et la dissolution des valeurs essentielles du vivre-ensemble. Aujourd’hui, nous ne pouvons nous prévaloir d’aucun patrimoine institutionnel, digne de ce nom, solide et exploitable pour la consolidation des bases de la nation et pour l’impulsion de son développement socio-économique. Au plan du ‘’vivre-ensemble’’…les valeurs essentielles qui ont toujours régi les rapports de bon voisinage, de compréhension mutuelle, d’entraide et de convivialité entre les ethnies constitutives de la population guinéenne ont été mises, à plusieurs reprises, à rude épreuve au fil des six dernières décennies d’existence de la République de Guinée. Aujourd’hui nous sommes en face d’une nation lacérée, dévitalisée, en délitement graduel et dont l’existence, dans la durée, est fortement menacée. »3 La peur de ‘’l’autre’’ et la méfiance se sont installées dans le vécu quotidien des populations. L’absence de repères communs a distendu les rapports de bon voisinage, étiré les liens de solidarité et entamé le sentiment d’appartenance commune à une nation. Cette situation a entrainé le recours, par des voies diverses (associations et organisations fondées sur des rapprochements identitaires, de type ethnique, régional, et même clanique) à des cercles d’appartenance plus immédiats, plus réduits, mais censés être plus sécurisants, plus intégrateurs. Cette tendance, qui s’est développée assez fortement ces deux dernières décennies, constitue la préoccupante preuve de l’urgence et de la nécessité d’un pacte global mobilisateur et unificateur. C’est, fondamentalement, l’essence et la vocation du contrat citoyen.

Le rejet des spécificités socio-historiques est-il un garant pour la viabilité de l’entreprise démocratique ?

Que des personnes se réclamant de la même origine, ayant la même langue maternelle, les mêmes valeurs et traditions et  en soient fières, il n’y a là rien de plus normal.Comme l’a dit Joseph Ki-Zerbo, en Afrique, « quand un Africain demande à quelqu’un : ‘’qui êtes-vous ?’’, il veut savoir à quel groupe vous appartenez, d’où vous venez, quelle est votre identité collective et sociale… les ethnies en Afrique, on ne devrait pas les nier, parce qu’elles font partie de notre richesse culturelle, mais les transcender. »4 Les tenants du rejet ou de la méconnaissance de cette réalité, sous prétexte d’universalisme, s’inscrivent dans le registre des duplicateurs crédules des démocraties occidentales et en défendent les versions clones dans bon nombre de pays africains.

Or, « dans chaque société, les institutions doivent être adaptées aux particularités d’une constellation historique singulière »5. Les pays européens pris souvent pour modèles, eux, n’ont pas ignoré cet impératif. D’un pays à l’autre, le système démocratique, dans son contenu et sonfonctionnement, reflète les spécificités historiques et culturelles. Il en est ainsi des différences entre l’Allemagne et la France, pour ne mentionner que cet exemple, dans les domaines suivants : la structure territoriale de l’État (le fédéralisme allemand et le centralisme français) ; le régime politique (régime parlementaire en Allemagne et régime mi-parlementaire, mi- présidentiel en France) ; le rôle des partis politiques (en France, un parti politique est une association selon la loi de 1901. En Allemagne les Partis politiques sont de véritables institutions auxquelles la Constitution a assigné d’autres rôles6 autre que celui de participer aux élections ; l’organisation des élections (en France elle est du ressort du Ministère de l’intérieur, alors qu’en Allemagne les élections sont organisées par des délégués qui, bien que relevant de l’administration , travaillent en toute indépendance de concert avec les communes.) Par ailleurs, « …la République fédérale d’Allemagne comprend l’État fédéral, qui a sa propre constitution, sa propre législation, son propre gouvernement et ses propres juridictions et 16 Länder, qui ont chacun leur propre assemblée parlementaire, leur propre constitution, leur propre législation, leur propre gouvernement et leurs propres juridictions. »7 On pourrait étendre cet exemple aux monarchies constitutionnelles d’Europe, à d’autres pays du continent, ou d’ailleurs, tout juste pour ressortir que les caractéristiques particulières des pays, aux plans historique et culturel occupent une place importante dans la mise en place du système démocratique et la promotion des valeurs qui lui sont rattachées. Les différences constatables d’un pays à l’autre n’enlèvent pas au principe démocratique sa validité intrinsèque et, au processus de sa mise en œuvre, sa viabilité. Fondamentalement, les conceptions qu’ont l’Allemagne et la France de la démocratie libérale sont les mêmes. Mais chacune d’elles s’est appropriée son histoire et sa culture pour les refléter dans l’organisation de l’Etat, le fonctionnement des institutions et l’animation de la vie politique.

En Afrique, le processus d’édification des Etats-nations, la formation des partis politiques et leur participation aux élections pour la conquête de pouvoir (avec le retour et/ou l’avènement du multipartisme) se sont révélés, dans la plupart des pays, en rupture de ban avec les réalités qui prévalenttant tant au plan des valeurs et de l’organisation des sociétés qu’à celui   des   enjeux réels de la vie des populations et de leurs besoins. On ne peut, sous prétexte de sauvegarder le sens et la portée de la démocratie comme valeur universelle, faire fi de ces dimensions socio-historiques. S’obstiner dans cette voie, c’est manquer de profondeur stratégique et créer un grand déficit de légitimité morale au processus démocratique en question. Or, « …la démocratie a besoin de légitimité morale qui, bien que nécessairement fondée sur des valeurs qui lui soient propres, doit se concilier avec celles de la population concernée. »8

Il importe de  préciser ici que pour laGuinée, la légitimité morale requise pour la démocratie reste à conquérir sur un double plan. En effet, avant de se concilier les valeurs propres aux populations (ou alors pour mieux se les concilier),elle requiert un préalable déterminant : la réconciliation nationale. « …Pour notre pays, l’aspiration à la démocratie porte intrinsèquement, et induit impérativement, celle de la réconciliation nationale. Il faut souffrir d’une cécité politique très dense, ou être un politicien véreux, pour penser qu’on peut bâtir une nation viable et une société démocratique en Guinée dans un contexte de délitement national, de rancœurs interethniques et de division… Envisagée sous l’angle de l’histoire chaotique de notre pays et de sa fragile situation actuelle, la réconciliation nationale est, sans aucun doute, la plus grande œuvre sociale et politique qu’on puisse réaliser aujourd’hui au bénéfice du peuple de Guinée. En cela, elle est à la fois une priorité et un impératif. »9

Face à cet impératif, justement, on ne peut manquer de s’interroger sur l’apport du multipartisme intégral à la démocratie et aux populations guinéennes. Il a, certes, induit un foisonnement de partis politiques. Plus de cent soixante-quinze partis ! de  Cent soixante qui ne correspondent nullement a cent soixante-quinze  programmes politiques, a fortiori à cent soixante-quinze projets de société (?), pour employer l’expression consacrée. Bien plus, les ¾ parmi eux sont convertibles, interchangeables. La réalité est que l’avènement de la forte proportion de ces partis ne procède nullement de l’histoire sociale et politique du pays, encore moins d’une prise en compte effective des intérêts et des besoins des populations. Ils ont surgi, comme on le sait, un peu comme par générations pontanées, en suivant une progression géométrique, notamment à partir de l’année 2009, au gré des initiatives des leaders ou d’accointances politiques, quand ils ne sont pas tout juste des excroissances des partis qui étaient au pouvoir depuis 1990. Il y en a même qui étonnent par leur dénomination ou leur « affiliation idéologique ».

Le rejet ou la négation des identités ethniques n’apporte rien à l’entreprise d’édification démocratique d’une nation. Ce n’est pas en les ignorant qu’on peut former une communauté démocratique bâtie sur des valeurs partagées, réunissant des citoyens et des citoyennes égaux en droits et en devoirs, attachés au vivre-ensemble et capables de jouer un rôle responsable dans l’édification et la consolidation de la nation. Au contraire, toute attitude de rejet, toute démarche nihiliste dans ce domaine, conduit au confinement de la démocratie dans des agitations politiques stériles, des formalismes démocratiques ‘’au goût du jour’’ et qui sont en passe de compromettre dangereusement l’avenir de la nation. C’est ce qui a fait dire à O. BAH que « la déconnection de la politique des nécessités historiques de la Guinée a fait des partis des machines exclusivement vouées à la quête de pouvoir. »10 Les scrutins se suivent et se ressemblent tous par leur inadaptation, leur inadéquation avec la demande morale (car il y en a une) et les vives préoccupations des populations.

L’incongruence de la politique (guinéenne) d’avec la situation du pays et la problématique de son  evolution democratique s’est nettement affichée en 2009, début de la période dite de transition. En effet, celle-ci devrait permettre de poser les bases d’une véritable refondation de l’Etat et de consolidation du processus démocratique initié au cours des années antérieures. Malheureusement, en raison de multiples pressions d’origines diverses, des calculs à court terme des leaders politiques, la transition a été enfermée et réduite en un impératif factice : organiser des élections. Celles-ci n’étaient pas, en soi, inutiles ; mais elles n’étaient pas essentielles. On en a fait une priorité à satisfaire dans l’urgence. Dès lors, celle-ci ne pouvait tenir compte des problèmes réels autour desquels s’articule l’avenir de la nation et qui méritaient qu’on y réfléchisse en vue  d’identifier des pistes d’action refondatrices.

Nous avons manqué, au cours de lapériode de transition 2009-2010, de nous poser une question simple mais centrale : que devons-nous faire pour mieux vivre ensemble et bâtir, ensemble, une nation démocratique dans la justice et la paix ? Les réponses à cette question auraient permis, entre autres mesures refondatrices, de poser la problématique du contrat citoyen il y a un peu plus de 20 ans et, ainsi, de sortir de cette grave maladie de la démocratie en Guinée qu’est l’ « électionite » et du désenchantement des populations face à un ‘’multipartisme intégral’’ qui a réussi la « prouesse géométrique d’être à la fois plat et creux » à force de s’éloigner  des aspirations des guinéennes et des guinéens et de mettre leur « vivre-ensmeble » à rude épreuve. L’infécondité politique du ‘’multipartisme intégral’’ en Guinée découle tout naturellement de ce fait ; mais aussi de l’incapacité des partis (y compris ceux qui sont désignés sous le nom de « grands partis ») de réussir, après plus d’une décennie d’action politique,un ancrage territorial, sociologique et institutionnel complet, viable, et de servir de leviers efficaces dans la mobilisation, l’éducation à la citoyenneté et la lutte pour la défense des droits et des intérêts des populations.

Comme l’a rappelé Federico Mayor (ex-Directeur Général de l’UNESCO de 1987 à 1999) dans un de ses discours, « la démocratie n’est pas seulement une procédure électorale et une forme de gouvernement ; mais c’est aussi, et surtout, un mode de vie. » En l’occurrence, c’est un mode de vie qui met en présence des hommes et des femmes d’origines ethniques diverses, de confessions religieuses et d’opinions politiques différentes. En tenir compte est une exigence minimale, mais primordiale, de grande importance stratégique dès lors qu’il s’agit de la mise en œuvre d’un processus démocratique viable. On ne peut s’empêcher de citer intégralement les remarquables lignes écrites à ce sujet par  Federico Mayor : « Si les aspirations à la démocratie et à l’exercice effectif de la citoyenneté qui s’expriment aujourd’hui aux quatre coins du monde de la planète semblent indiquer que ce sont là des valeurs devenues universelles, il n’en demeure pas moins que la citoyenneté démocratique peut, et doit revêtir des formes qui s’inspirent de la diversité des expériences historiques et culturelles. Il existe de nombreuses conceptions différentes du contenu et des modalités de la démocratie. Aucun modèle, aucune recette ne peut s’appliquer automatiquement à tous les pays. Au contraire, il s’agit de favoriser une démocratisation qui tienne compte du caractère unique de chaque société. De même que les scientifiques ont compris la nécessité  de protéger la diversité génétique des écosystèmes, de même tout citoyen doit tenter de préserver la diversité culturelle et éthique et accepter l’éventail des conditions, circonstances et communautés dans lesquelles la démocratie peut se développer. »11

De la manipulation politique des identités ethniques en Guinee

‘’Rien n’est plus dangereux qu’une idée quand on n’a qu’une idée’’ (Alain). Les politiciens ethno-stratèges n’ont qu’une idée : accéder au pouvoir ‘’vaille que vaille.’’ L’ethnostratégie constitue, incontestablement, un péril pour les démocraties naissantes en Afrique, un facteur déstabilisant pour les Etats-nations et une déchéance sur le plan éthique et humain. Elle « …désigne le fait d’instrumentaliser ou de manipuler les différences ethniques à des fins strictement électoralistes et ultimement pour accéder ou se maintenir au pouvoir. Le génie des ethno-stratèges repose sur leur capacité à construire et à alimenter l’idée fausse selon laquelle les intérêts de deux ou plusieurs communautés sont mutuellement exclusifs. »12 Ces dernières décennies de retour et de recours au multipartisme, on a enregistré un usage renouvelé de cette pratique dans bon nombre d’Etats-nations africains. La cohésion sociale en leur sein et les fragiles processus démocratiques qui y sont initiés s’en sont trouvés considérablement ébranlés. Que des « leaders politiques » s’y réfèrent afin d’accéder au pouvoir et s’y maintenir, et que des intellectuels en deviennent d’ardents thuriféraires, relève de la démesure dans le cynisme des uns, de l’étroitesse d’esprit et de l’infra-intellectualité pour les autres.

Il est évident que l’usage de l’identité ethnique à des fins politiques est du ressort de politiciens conscients de l’inconsistance de leur représentativité et en manque de projet ou de programme politique mobilisateur au niveau national. Par ignorance, déficit total de clairvoyance et aveuglement pour la conquête du pouvoir, les ethno-stratèges sont loin de réaliser que si on peut accéder au pouvoir en manipulant une ou des ethnie(s), on ne peut bâtir un ethno-Etat. « L’Etat ne saurait s’enraciner dans une quelconque communauté organique, d’ordre ethnique, confessionnel, linguistique. Il ne saurait s’attacher à une quelconque particularité puisqu’il en constitue la négation. Il ne saurait cadrer avec une quelconque entité organique car il est, comme le rappellent Hobbes et tous les théoriciens du contrat, par essence artificiel. L’identité qu’il confère aux individus est celle des citoyens, caractérisés par l’égalité des droits et des devoirs. »13

Nombreux sont les facteurs qui peuvent favoriser le cynique maniement de la fibre ethnique et identitaire. Le cadre restreint du présent propos ne permet pas de les examiner tous. Cependant, on ne peut omettre de mentionner que l’analphabétisme en général, l’analphabétisme politique en particulier (c’est-à-dire, très clairement, le manque d’éducation à la citoyenneté démocratique), sont au nombre des facteurs favorables aux agissements des ethno-stratèges. C’est la convergence de ces facteurs et des étroitesses intellectuelles en vogue qui constituent les conditions propices à la dérive ethno-partisane. En Guinée, comme l’a écrit Amadou Lamarana DIALLO, « …les étroitesses intellectuelles…induisent en erreur les sages des régions, domestiquent les intellectuels, assombrissent les esprits et retardent l’avènement de la nation. A cet effet tous les moyens sont bons y compris par le développement de stéréotypes discriminatoires appliqués aux groupes sociaux différents. Ces venins psycho-sociaux sont malheureusement administrés avec un sang-froid terrible aux générations montantes dans la déformation des faits historiques et une délimitation fausse des ethnies et aires de culture. Comme si on pouvait disséquer la Guinée en surfaces de puretés tribales hermétiquement fermées. »14

Prise dans le contexte des fragiles Etats-nations et la perspective de leur construction démocratique, l’ethnostratégie engendre des effets d’une particulière nuisance aux plans politique, socio-économique, sécuritaire et humain. L’instrumentalisation des identités ethniques n’est certainement pas la voie par laquelle on les valorise, mais c’est le moyen le plus sûr, potentiellement et dans les faits, pour :

installer l’instabilité politique en suscitant des violences (sous toutes les formes) et des conflits interethniques ;

pervertir le débat politique à travers des discours qui charrient des stéréotypes discriminatoires et des déclarations qui incitent à la haine de l’autre et à la violence ;

entraver le développement d’une conscience citoyenne en accentuant les clivages, la méfiance et la défiance entre ethnies ;

susciter le développement d’un imaginaire ethno-politique au niveau des jeunes générations, qui les amène à avoir une perception viciée de la politique et du politique ;

souiller les références historiques communes et briser les liens de mémoire entre les communautés ethniques de la nation ;

effriter la cohésion sociale en portant atteinte aux valeurs essentielles de justice, de paix, de solidarité, de respect mutuel et de tolérance qui fondent le vivre-ensemble ;

Instaurer l’insécurité des personnes et des biens ;

fragiliser l’unité nationale.

L’ethnostratégie nait et se développe là où la conscience citoyenne est absente. Il n’y a pas de conscience citoyenne sans éducation à la citoyenneté démocratique. Les ethno-comportements politiques découlent de l’ethnostratégie. Celle-ci est le plus grand fléau que peut avoir un pays en ce 21ème   siècle de « désir démocratique ». Elle est source de violences. Elle est négatrice d’ouverture et de développement. Au plan politique, elle est un mal absolu. Pour la Guinée, installée depuis bientôt trois décennies dans un électoralisme (qui est en passe d’être perçu comme la finalité de la démocratie), il serait illusoire, et tout simplement irresponsable, d’occulter la saillance des identités ethniques rendues plus vives et plus problématiques par les manipulations, les déclarations, les attitudes et les pratiques de certains leaders politiques et autres ethno-stratèges bassement inventifs. Point n’est besoin de rappeler ici les violentes péripéties qui ont émaillé la vie nationale, les conséquences qui en ont découlé et qui ont marqué (et marquent encore) la vie des populations, toutes ethnies confondues. L’urgence est ailleurs. Elle est dans l’impérieuse nécessité de mettre en œuvre une éducation à la citoyenneté démocratique pertinente et efficace, c’est-à-dire remplissant la triple fonction de :

former les citoyennes et les citoyens à leurs droits et devoirs dans la perspective de l’émergence d’une conscience citoyenne ;

promouvoir les valeurs essentielles du vivre-ensemble que sont le respect de l’autre dans ses droits et sa dignité, la tolérance, la justice, la paix, le sens de la responsabilite et la solidarité ;

développer des compétences citoyennes et des comportements civiques propres à permettre à chaque citoyenne et à chaque citoyen de participer activement, et de manière responsable, à  la vie politique, socio-économique et culturelle du pays.

Pluralité ethnique et contrat citoyen : incompatibilité ou complémentarité ?

La formation d’un pacte global qui régit le vivre-ensemble et instaure un espace civique et juridique propre à concilier le respect des particularismes ethniques et le partage des valeurs communes nécessaires à l’édification d’une nation démocratique est (doit être) dans l’ordre des urgences essentielles en Guinée. Une telle entreprise est-elle compatible avec la pluralité ethnique ?

Les ethnies, en Guinée, ne vivent pas dans des aires closes, étanches, les unes par rapport aux autres. Leurs identités ne sont pas des identités figées. Elles sont dans une coexistence dynamique faite de brassages, de liens de mémoire, de relations d’interdépendance et d’échanges continus. Aucune ethnie, au fil de l’histoire du pays, n’a choisi de vivre en se refermant sur elle-même. La Guinée, secouée aujourd’hui par des ethno-stratèges, n’a pas connu d’ethnocentrisme. « …l’ethnocentrisme n’a jamais existé en Guinée. Celui qui le conteste n’a qu’à identifier une seule ethnie de Guinée qui met ses particularismes au centre de son existence. En tout cas ici on parle la langue de l’autre, on se marie, on cohabite sans heurts majeurs, on se donne des lopins de terre. Peut – on compter le nombre de peulhs qui ont appris le Coran à Touba et dénombrer les Soussous qui l’ont étudié au Fouta Djallon ? Que l’on désigne un malinké qui n’a pas de petits fils au Fouta et un peulh qui n’a aucun lien de parenté ou d’alliance en Haute-Guinée. En visitant la Guinée Forestière, on ne pourrait pas s’expliquer ce qu’est un Tomamaniya ou un Konianké sans tenir compte des acculturations entre cette région et la Haute-Guinée. »15 Ce qui ne signifie nullement que des tensions et parfois des conflits n’ont pas agité cette coexistence conviviale.  Il est ainsi arrivé que la douceur du vivre-ensemble soit altérée par l’aigreur de l’intolérance souvent distillée par des politiciens de second ordre, obnubilés par la quête du pouvoir et son accaparement, et par des intellectuels dont le déficit de clairvoyance le dispute avec l’irresponsabilité. La tenue des scrutins électoraux, notamment, s’est toujours accompagnée de tensions et de violences (violences verbales, psychologiques, physiques, institutionnelles, etc) qui ont mis à mal la paix sociale, engendré des rancœurs. Cependant, la forte aspiration à la paix, à la justice tout comme celle de vivre dans une société démocratique n’ont pas totalement déserté les esprits. Il s’agit là d’aspirations qui subsistent en dépit (ou à cause) des dérives politiques récurrentes. Ces aspirations appellent, au plus vite, une prise en charge responsable sur le plan politique, institutionnel et éducatif. C’est dans cette perspective que s’inscrit le pacte citoyen et les valeurs qui le sous-tendent.

Sous quelque angle qu’on prenne le contrat citoyen nécessaire pour la Guinée, il pose et cherche à résoudre le problème du vivre-ensemble dans une nation pluriethnique à consolider et à construire sur le plan démocratique. Le vivre-ensemble, dans cette optique, renvoie inévitablement à des valeurs.  Plus précisément, il suppose la prise en compte des valeurs primordiales et essentielles ; c’est-à-dire celles dont aucune ethnie de la Guinée ne peut se passer. Ces valeurs sont : la justice, la liberté, la paix, la dignité, le respect (respect des droits et des différences), l’égalité, la solidarité et la tolérance. Par elles, et à travers le contrat citoyen se crée « …un espace propice à une dynamique, un mouvement vers l’autre, qui mène à la paix. C’est au travers des valeurs humaines qu’il est possible de développer sa relation aux autres, de travailler avec l’autre en coopération, de dialoguer ensemble et de résoudre les conflits. »16 Toutes ces valeurs rencontrent et confortent les aspirations, les besoins, les attentes et les intérêts des différentes composantes ethniques du pays. Qu’il s’agisse des Bassari  de Pouaka ou les foulakounda de Saraboido, des peuls de Gongorè ou des soussous de Molota ; que l’on considère les malinkés de Komodou, les kissi de Koundoulengobengo, les Toma de Sérédou et les Guerzé de Diécké, sans oublier les koniaka de Diaraguéréla et les Mano de Gouéké, tous aspirent  à la paix, à la liberté et à la justice ; tous ont besoin de respect, de solidarité et de sécurité et que leur dignité soit préservée.

C’est en restaurant et/ou promouvant ces valeurs transversales, que toutes les identités ethniques et autres appartenances spécifiques (régionales ou confessionnelles) peuvent être mises à contribution pour l’émergence d’une identité commune : celle de citoyen guinéen.

Si, comme le dit Edgar Morin, « la démocratie c’est, en profondeur, l’organisation de la diversité », un contrat citoyen pour la Guinée est tout indiqué pour :

Servir de référence commune à toutes les femmes et à tous les hommes de toutes les ethnies dans la sauvegarde du vivre-ensemble dans la paix et la promotion des valeurs démocratiques ;

Faciliter la disparition des barrières de méfiance entre les ethnies ;

Amener progressivement les différents groupes ethniques à dépasser leurs particularismes sans les renier,

Assurer à chaque ethnie le respect de son appartenance identitaire sans porter atteinte aux valeurs du vivre-ensemble au plan national ;

Favoriser, par l’exigence de respect des droits et l’accomplissement des devoirs, la manifestation d’un surcroit d’égalité, de justice sociale et de compréhension mutuelle au niveau national ;

Faciliter l’instauration d’un climat de paix fondée sur le respect des droits des personnes et des communautés ;

Favoriser la construction et/ou la consolidation du sentiment d’appartenance nationale ;

Contribuer à l’émergence d’une conscience citoyenne et l’adoption d’attitudes et de comportements civiques  responsables ;

Contribuer à soutenir et accroitre la légitimité démocratique dans le pays ;

Contribuer au renforcement de l’unité et de la vitalité de la nation.

Ces apports possibles du contrat citoyen montrent bien qu’il n’induit pas un dépouillement des ethnies de leurs croyances, valeurs et traditions qui définissent et expriment leur identité. Les orientations et les valeurs qui sous-tendent le contrat citoyen sont transethniques, mais elles ne sont pas négatrices des spécificités. Elles permettent, au contraire, d’inscrire toutes les composantes ethniques nationales dans un projet commun qui requiert le strict respect des droits et un accomplissement des devoirs par chaque citoyenne et par chaque citoyen.

Comme mentionné plus haut, la tolérance est au nombre des valeurs essentielles qui fondent le vivre ensemble. Mais de quelle tolérance s’agit-il ? Il ne s’agit pas, comme l’explique si bien le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Ndiaye « de celle qui consiste à accepter les différences au sens où, simplement, l’on s’en accommode tant qu’elles ne nous gênent pas ou qu’elles ne nous concernent pas directement…Cette tolérance-là peut alors parfois se satisfaire de l’intolérable, en menant à refuser de juger l’autre précisément par mépris culturel. »16 Il s’agit, plutôt, de la tolérance qui induit respect, ouverture à l’autre, écoute, acceptation, coopération, civisme, honnêteté et action juste. Le contrat citoyen, en favorisant la convergence des aspirations, des volontés et des actions citoyennes orientées vers le bien commun, dans le respect des droits de tous,  amène la « tolérance véritable et positive ».

Par ailleurs, au regard de la tumultueuse histoire nationale, des pesanteurs de divers ordres qui influent négativement sur le processus démocratique initié il y bientôt trois décennies, le contrat citoyen constitue un des moyens pour la refondation et la transformation de la nation. Moyen de refondation en ce qu’il pose les repères et les objectifs, étaye les droits et les devoirs dont le respect constitue un facteur de cohésion et de vitalité de la nation. Levier de transformation, en ce que les valeurs, les principes et les orientations du contrat citoyen réhabilitent (si elle est abimée), promeuvent (si elle existe) ou accroissent (si elle est affaiblie) la capacité d’accueil et de tolérance de ‘’l’autre’’, condition nécessaire à la coexistence des différentes composantes ethniques et à leur coprésence solidaire au sein de la même nation.

Le contrat citoyen viendrait ainsi combler le vide politique et le déficit éthique qui se sont créés progressivement dans la gestion de l’Etat et la construction de la nation. Il concerne et vise la mobilisation de l’ensemble des citoyennes et des citoyens, quelle que soit leur appartenance ethnique. C’est l’absence de contrat citoyen qui favorise les dérives ethno-partisanes, les tendances à l’enferment et aux rapprochements identitaires de type ethnique, régional ou clanique. A mesure que, par l’éducation à la citoyenneté, les droits et les devoirs des citoyens sont connus et font l’objet d’appropriation effective, les références exclusives et exclusivistes aux identités singulières s’atténuent. Dans cette voie, la promotion de l’éducation à la citoyenneté démocratique et l’institutionnalisation du contrat citoyen sont incontestablement au nombre des stratégies à développer en vue de la nécessaire refondation de l’Etat et de la nation.

Par : Ibrahima II Barry , Consultant international en Education et Evaluation

 

Notes

1VincentCespedes, « Mai 68 », la philosophie est dans la rue ; Paris Editions Larousse,2008 ; p.19

2« le concept ‘’ethnie’’ est apparu dans la littérature à partir du XIXe siècle en référence à une problématique raciale. Dans son essai sur « l’inégalité des races humaines » paru en 1854, le Comte de Gobineau utilise le terme ethnie concurremment avec les termes de races, de nation et de civilisation dans une optique hiérarchisante des populations. Vers la fin du XIXe siècle, Vacher de Lapouge dans son ouvrage « Les sélections sociales » a été le premier à introduire la notion d’ethnie dans la langue française. Dans son ouvrage, il essaie de rendre compte de la séparation des races et des diversités (culturelles, linguistiques..) qui les caractérisent. Vacher de Lapouge explicite son propos en jugeant impropres les termes de race, de peuple, de nation ou de nationalité et propose l’usage des vocables « ethné » plus correct ou ethnie plus facile à prononcer. Dans les années 1930, Fernand de Soussisse reprend le terme ethnique dans une optique foncièrement raciale et propose de considérer le mot « ethnisme » comme étant le groupe dans lequel les individus défendent une cause commune et partagent une même identité linguistique et religieuse. Regnault pour sa part tente de distinguer dans son analyse la notion de race de celle d’ethnie qui désigne des communautés linguistiques(10). C’est à partir de 1935 que les travaux de G. Montandon ont permis à la notion d’ethnie d’intégrer la littérature populaire. Pour notre part, il reste à conclure à la lumière de toute ces définitions que le mot ethnie se définit par deux approches : – Une approche objective qui est la convergence des caractéristiques communes à savoir la langue, les coutumes, les traditions, une même ascendance commune ; – une approche subjective qui est la conscience qu’ont les membres d’un groupe ethnique d’appartenir à ce groupe. »

3Ibrahima II Barry, « Mémoire, Démocratie et Relèvement national en Guinée ». Article publié par Guineeactu, Août 2014 ; p. 4.

4Joseph Ki-Zerbo, « A quand l’Afrique ? » ; entretien avec RenéHolenstein. Editions d’en bas, l’Aube, Eburnie, Ganndal, Jamana, Presses universitaires d’Afrique, Ruisseaux d’Afrique &Sankofa et Gurli ; P.60

5Raymond Aron, « Démocratie et totalitarisme ». Editions Gallimard, 1965, p.54

6« En Allemagne, les partis politiques contribuent à la formation de la volonté politique du peuple dans tous les domaines de la vie publique, notamment en exerçant une influence sur l’opinion publique, en stimulant et en approfondissant l’éducation civique, en encourageant la participation active des citoyens à la vie politique, en formant des citoyens capables de prendre des responsabilités publiques, en participant à la présentation des candidats aux élections dans la Fédération, les Länder et les communes, d’exercer une influence sur l’évolution politique au Parlement et au Gouvernement , en introduisant des objectifs élaborés par eux dans les processus de formation de la volonté de l’État et en veillant à des relations constantes et vivantes entre le peuple et les organes de l’Etat. »

7 Michel Fromont, « Droit électoral et Démocratie ; article publié dans la Revue de Droit Allemand le 24 janvier 2016.

8Guy Hermet, « Culture et Démocratie » ; Editions UNESCO/Albin Michel ; p. 104

9idem à3

10Ourouro Bah, Y’a-t-il des partis politiques en Guinée ?Article publié par Guinnelive.com dans sa rubrique ‘’Opinion’’, le 11 janvier 2016.

11Federico Mayor, Préface du livre « Culture et Démocratie » de Guy Hermet

12  Ousmane Diallo, « Guinée : Comprendre l’ethno-stratégie, c’est primordial » ; article publié par Guineenews ; aout  2015.

13 Sonia Younan, « Le piège de la différence » ; in « Tolérance, j’écris ton nom » ; p. 168 ; Editions SAURAT-UNESCO ; Paris, 1995.

14 Amadou Lamarana Diallo, « Les intellectuels guinéens face à une alternative : édifier la nation ou la tuer, »

15  Idemà14

16 Souleymane Bachir Ndiaye, « La tolérance et les cultures », in « Tolérance, j’écris ton nom » ; p.117. Editions SAURAT-UNESCO ; Paris, 1995

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