Le 20 juillet, vingt-cinq ans après la chute de l’ex-président tchadien, son procès s’ouvrira à Dakar. Retour sur la trajectoire d’un dictateur paranoïaque et sur une décennie de peur, de répression et d’indicibles violences.
Le voir. L’entendre. Savoir enfin à quoi ressemble cet homme qu’elle n’a jamais croisé mais qui hante ses nuits depuis toutes ces années. Comme tant d’autres victimes du système élaboré et piloté par Hissène Habré dès sa prise du pouvoir le 7 juin 1982, Ginette Ngarbay attend avec impatience de croiser le regard de celui qu’elle estime être son bourreau. Le procès du despote tchadien, qui a régné en maître absolu sur son pays jusqu’en 1990, et qui est accusé de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes de torture, s’ouvre le 20 juillet à Dakar. Elle n’en attend qu’une chose : « Habré doit reconnaître ses crimes. C’est lui le responsable de tout ce qui m’est arrivé. C’est un homme sans foi ni loi. »
Les histoires sordides s’enchaînent, toutes plus insoutenables les unes que les autres
Ginette a 50 ans. Le jour de son arrestation, elle n’en avait que 20. C’était en février 1985 et elle a gardé en mémoire tous les détails. « J’habitais chez ma grande sœur. J’étais enceinte de quatre mois. Deux hommes sont venus me demander de les suivre. Il y avait des arrestations tous les jours à l’époque. Une voisine a dit : « C’est ton tour aujourd’hui? »» Une fois amenée à la Direction de la documentation du régime, elle comprend ce qu’on lui reproche: un jour, dans le sud, dont elle est originaire, elle aurait servi à boire à des rebelles. Si c’est vrai, c’est donc qu’elle est leur complice – ainsi raisonne la police à l’époque. Pendant une semaine, Ginette est torturée à l’électricité. ses moments de répit, elle les passe dans une cellule de 10 m2 dans laquelle s’agglutinent une trentaine de femmes. Deux mois plus tard, elle est envoyée dans une prison non loin de là. C’est là qu’elle accouchera. Seule. Sans aucune autre assistance que celle de ses codétenues. Le nom de sa fille? Majoie, «parce qu’elle a survécu».
Les récits de ce type sont légion aujourd’hui à N’Djamena. Les histoires sordides s’enchaînent, toutes plus insoutenables les unes que les autres. Des milliers d’hommes, de femmes et même d’enfants ont été embastillés pendant des mois, des années pour certains, en dehors de tout cadre légal, sans avoir la possibilité de joindre un avocat ni même la famille, simplement parce qu’ils connaissaient Untel, parce qu’ils avaient croisé Untel, ou parce qu’ils étaient du même clan qu’Untel.
Ginette ne sait pas si son bourreau parlera. Elle le souhaite. Mais ceux qui l’ont connu petit dans la palmeraie de Faya, qui se sont battus à ses côtés dans le désert du Sahara, qui l’ont servi à N’Djamena, savent qu’il n’ouvrira pas la bouche. Trop fier. Trop orgueilleux. Trop persuadé d’être victime d’un complot venu d’on ne sait où… Depuis son inculpation il y a tout juste deux ans, le Tchadien, qui vivait jusque-là un exil doré à Dakar, n’a pas varié de stratégie. Celle du silence et du déni . Il ne reconnaît aucune compétence aux Chambres africaines extraordinaires (CAE). Il ne parle donc pas à ses magistrats. Ne répond pas à leurs questions.
Il est comme ça, Habré. Obtus. Têtu. « Il ne doute pas. Jamais », glisse avec une pointe d’admiration son cousin, Mahamat Nouri, qui s’est battu à ses côtés, puis a régné avec lui, et vit aujourd’hui un exil clandestin en France. Peindre le tableau de l’interminable décennie durant laquelle Habré a régné sur le Tchad, c’est dresser le portrait de cet Anakaza né en 1942 à Faya-Largeau. C’est parcourir l’ADN du Tchad, ce pays « des guerres sans fin », ainsi que l’a défini la chercheuse française Marielle Debos. C’est aussi rappeler le contexte : des années de guerre civile, de répression, de torture ; et le puissant voisin libyen qui rêve d’engloutir une partie du pays…