Une bibliothèque entière ne suffirait pour témoigner sur les atrocités commises dans le goulag guinéen, sous le long règne de Sékou Touré. A chaque nouveau livre, une nouvelle geôle, un nouvel instrument de torture, une nouvelle version de l’horreur. Cet ouvrage-ci revêt un double intérêt : il nous parle d’un autre enfer que celui du fameux Camp Boiro (la sinistre prison de Kindia, une ville située au pied du mont Gangan) et surtout, son auteur provient du cœur-même du système, des cuisines du tyran pour ainsi dire.
Il s’appelle Mamadou Bhôyi Barry mais les Guinéens le connaissent sous le sobriquet de « Petit Barry ». En feuilletant son livre, Sept ans sous le mont Gangan, le lecteur découvre comment l’hydre Sékou Touré attirait les intellectuels idéalistes avant de les étouffer et de les engloutir. Collégien en 1947, bachelier en 1954, « Petit Barry » a épousé très jeune les idées de son époque (la réhabilitation de l’homme noir, l’anti-colonialisme, l’anti-impérialisme, le socialisme, le panafricanisme etc.) et très vite vénéré ses idoles (Sékou Touré, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, le FLN algérien 1ère manière, Ho Chi Minh, Castro, Guevara etc.). Après un an de propédeutique à l’Institut des Hautes Etudes de Dakar (où il s’initie au militantisme à la veille des Indépendances) il s’inscrit à la Faculté des Lettres de Toulouse, ville où la FEANF (Fédération des Etudiants d’Afrique Noire), particulièrement active, édite son organe de presse, L’Etudiant Africain dont il devient très vite l’un des rédacteurs. Il s’y liera d’amitié avec deux figures marquantes de la vie estudiantine africaine : le Camerounais Osendé Afana (il mourra au maquis à l’âge de 36 ans) et le Dahoméen Albert Tévoedjré. Mais à Toulouse, la ville rose, le militantisme ne vaut qu’en y ajoutant du cœur. En 1957, « Petit Barry » convole en justes noces avec Marguerite Sophie, la fille de l’écrivain sénégalais Abdoulaye Sadji. Elle lui donnera ses quatre premiers enfants.
En Guinée, le père, un notable de Mamou, fonctionnaire de l’administration coloniale, se réjouit de cette union pleine de promesses mais il y a une chose qui l’inquiète : son fils est devenu accro aux meetings et aux manifestations de rue, il fréquente les Communistes. Il le somme de quitter Toulouse pour se réinscrire à la Faculté des Lettres de Grenoble où pense-t-il, le climat est plus propice à la vie calme et aux études. Paradoxalement, sous la neige des Alpes, l’ardeur militante du jeune marié est nettement plus élevée que sous le soleil du Midi. A tel point que la FEANF délègue son jeune et dynamique militant à Prague pour le représenter au sein de l’Union Internationale des Etudiants dirigée alors par un certain Jiri Pelikan (ce sera le directeur de la Radio-Télévision tchèque au moment du printemps de Prague) qui le remarquera. En 1959, il fera partie avec le Sénégalais, Pathé Dieng, de la délégation que ce mouvement d’obédience communiste enverra à Pékin pour assister à la célébration du dixième anniversaire de la Révolution chinoise. Il y vivra l’événement de sa vie : une inoubliable audience avec le président Mao-Tsé-Toung. A 24 ans, svp ! Son retour à Grenoble, le premier Ministre Michel Debré ordonnera son arrestation immédiate pour menées subversives et son expulsion vers son pays natal. Les relations franco-guinéennes étant alors au plus bas, Sékou Touré le recevra et le présentera comme un héros au Bureau Politique de son parti. Là, commencera une relation idyllique fondée sur l’estime réciproque et l’admiration mutuelle et qui finira comme finit toujours l’amitié avec les despotes : dans la déchéance la plus totale. Sékou Touré s’occupe lui-même de transférer la bourse de son étudiant préféré à Genève et comme on se trouvait en pleine année scolaire, Barry Diawadou, le ministre de l’Education Nationale, lui proposera de donner des cours au lycée de Donka en attendant la nouvelle année universitaire.
« Petit Barry » termine donc ses études de Lettres classiques au bord du Lac Léman et s’inscrit aussitôt à l’Institut des Hautes Etudes Internationales de Genève. De nombreuses propositions l’attendent à la sortie de cette prestigieuse école de la diplomatie en 1965. Mais il préfère le retour au pays aux avantages d’une belle carrière à la FAO, à l’UNESCO ou aux Nations Unies. Le président guinéen qui le reçoit dès son arrivée, lui confie son Bureau de Presse, la chaîne internationale de Radio Guinée et, cerise sur le gâteau, le nomme député (la Constitution de 1958 donnait au Président de la République, le privilège de nommer 15 personnes de son choix à l’assemblée Nationale). Il devient le plus proche collaborateur de celui que tout le monde appelait alors « l’homme du 28 Septembre ». Son domicile jouxte le palais présidentiel et son bureau, celui de Sékou Touré. C’est lui qui reçoit le courrier officiel. Ils déjeunent en tête-à-tête tous les jours à 7 h du matin. « Petit Barry » est aux anges. Conakry est à ce moment-là, La Mecque des nationalistes africains et Sékou Touré n’est pas le seul à tomber sous son charme. Le nigérien Djibo Bakary aussi. Quant à Amilcar Cabral, son estime pour ce jeune surdoué est tel qu’il dira un jour à Sékou Touré : « Lui, je rentre avec lui à Bissau dès l’Indépendance, proclamée ! »
A propos de courrier, voilà ce qu’il me racontait en 2018 dans sa maison de New-Rochelle, à côté de New-York : « Juste après l’arrestation de Fodéba Keïta, j’ai reçu une carte postale sans enveloppe. Elle venait de Martinique et était signée Aimé Césaire. Le grand poète de la Négritude s’était contenté d’y griffonner quelques mots : « Tu sais bien, Sékou, que Fodéba ne peut pas faire ça ». Césaire qui fut pourtant un fervent soutien de l’Indépendance guinéenne ne remit plus jamais les pieds en Guinée ».
C’est en 1969, en effet, avec l’arrestation de Fodéba Keïta et de Barry Diawadou que Sékou Touré a franchi la ligne rouge et commencé à perdre les faveurs de l’opinion. C’est là qu’en Guinée comme à l’étranger, les gens se sont mis à douter des complots dont il se plaignait sans cesse et même de sa sincérité révolutionnaire. « Petit Barry » sent bien que les discours de son mentor sonnent de plus en plus faux, il voit bien que ses amis disparaissent un à un, happés nuitamment par l’infernale machine répressive qui dorénavant régente le pays. Mais lui qui a pourtant vécu à Prague, et sans doute lu L’Aveu d’Arthur Londona a du mal à voir la réalité en face. C’est vrai qu’il n’est pas facile de renier les idéaux autour desquels on a bâti sa jeunesse ; de douter d’une figure emblématique qui cristallise encore à ses yeux le rêve de tout un continent. Briser l’idole Sékou Touré reviendrait à se briser lui-même, à gommer sa propre identité, à démolir son monde intérieur. Dans ces cas de trouble extrême, on s’invente les arguments que l’on peut : ce n’est pas le roi, c’est son entourage, c’est de la simple mise en scène, toutes ces arrestations, juste pour dissuader les mécontents. Le régime ne cherche qu’à pallier aux difficultés du moment : tous ces prisonniers seront libérés après un ou deux ans, on ne les a arrêtés que pour les intimider, pour les mettre en garde contre toute velléité d’opposition…
Mais bientôt, c’est les arrestations de masse, les pendaisons publiques (où les foules surexcitées, dansent sous les cadavres et fourrent des tiges de bois ou de fer dans leurs parties intimes), les rumeurs de torture à l’électricité et de mort par asphyxie. L’inquisition a atteint son paroxysme ; dorénavant, « Petit Barry » à l’instar de tous ses collègues et amis, cherche à sauver sa peau bien plus que ses idéaux. Par chance, l’estime que lui porte « le Responsable Suprême de La Révolution Guinéenne » n’a pas faibli malgré la terrible atmosphère de suspicion qui prévaut dans le pays. Ils partagent toujours les petits déjeuner de 7 H et échangent sur les sujets les plus importants. Son patron pense même à lui offrir une promotion : « Au prochain remaniement ministériel, je te nommerai ministre de l’Information et de la Culture. Tu peux déjà former ton cabinet ». Quelques mois plus tard, le même Sékou Touré lui posera une question dont il ne comprendra le sens que 7 ans plus tard :
– Petit Barry, crois-tu en Dieu ?
-Oui, Camarade Responsable Suprême de la Révolution !
-Alors, courage et bonne chance ! ». Il lui tourna aussitôt le dos. Ce jour là-même, aux alentours de minuit, la police débarqua chez lui.
A la différence des autres témoins, « Petit Barry » ne s’attarde pas sur l’ordinaire des prisonniers de Sékou Touré : ses prédécesseurs ont suffisamment parlé, des souris, des rats, de la faim, de la soif, de la mort à petit feu, des aveux obtenus après de longues heures à la « cabine technique » (c’est ainsi que les tortionnaires du régime qui ne manquaient pas d’humour, avaient surnommé la salle de torture) etc. Il préfère parler des victimes et des bourreaux, il donne un visage à l’horreur. Les ayant côtoyées en dehors comme à l’intérieur de la prison, il nous retrace les destins tragiques ou étranges des figures les plus révélatrices du monde kafkaïen de Sékou Touré.
Une douleur persistante traverse ce livre du dépit et de la damnation et qui ne vient ni des brûlures de la faim ni des piqûres des moustiques ni des fièvres de la typhoïde ni des décharges électriques sur les parties génitales : le remords. « Petit Barry » se reprochera toute sa vie d’avoir sacrifié sa jeunesse et ses rêves au profit d’un régime qui se voulait un modèle d’Indépendance et de panafricanisme et qui n’était en réalité, que sadisme et imposture. Néanmoins, il peut s’estimer heureux de ne pas se retrouver seul dans cette déchirure. Voici ce que me disait à la fin du siècle dernier, le professeur Kapet de Banna, un intellectuel camerounais qui, après avoir servi à Alger dans les cabinets de Ben Bella et de Boumediene, s’était rendu à Conakry dans le même état d’esprit panafricaniste et qui pour cela, avait purgé huit longues années dans l’enfer du Camp Boiro : « Ce n’est pas Sékou Touré qu’il faut condamner, c’est nous, les intellectuels africains. Comment mon dieu, en sommes-nous arrivés à soutenir un homme aussi monstrueux ? »
Sept ans sous le mont Gangan de Mamadou B. Barry, « Petit Barry »/Editions Amazon, 2022.
Par Tierno Monénembo