Dans un rapport publié il y a quelques semaines, Human Rights Watch et Inclusive Development International, ont épinglé la Société minière de Boké (SMB) et la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG) pour leur ‘’manque de respect’’ des droits humains dans l’industrie minière en Guinée. Les deux ONG dénoncent les conséquences de l’exploitation de la bauxite sur les droits humains et sur l’environnement en Guinée.
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Le boom de la bauxite en Guinée
La Guinée est un petit pays riche en ressources d’Afrique de l’Ouest, qui compte près de 13,1 millions d’habitants[47]. Elle recèle les plus abondantes réserves de bauxite du monde (le minerai nécessaire pour fabriquer de l’aluminium) : plus d’un tiers des gisements connus[48]. Le sol de la Guinée renferme également des gisements de fer, de l’or et des diamants[49].
L’exploitation minière est de longue date une ressource importante pour l’économie guinéenne. Un rapport de la Banque mondiale d’août 2020 estime à 15 % la part que représente l’extraction minière dans le produit intérieur brut et entre 20 et 25 % ce qu’elle représente dans les recettes du gouvernement[50]. Mais en dépit de cette richesse minérale, la Guinée reste l’un des pays les plus pauvres du monde : elle figure au 174e rang des 189 états classés selon leur indice de développement humain en 2019[51].
Le secteur de la bauxite guinéen est en plein essor depuis 2015. Selon les chiffres de la Banque mondiale, les investissements étrangers dans l’exploitation de la bauxite de la région de Boké s’élèvent à 5 milliards de dollars depuis cette date[52]. La demande en bauxite guinéenne sur les marchés mondiaux est en forte hausse, notamment depuis que l’Indonésie et la Malaisie ont interdit l’exportation de bauxite, respectivement en 2014 et en 2016[53]. La Guinée est en passe de devenir le plus gros producteur de bauxite au monde, avec une part de marché passée de 4 % (soit 17 millions de tonnes) en 2014 à 22 % (82 millions de tonnes) en 2020[54]. Elle est déjà le plus gros exportateur de bauxite vers les raffineries chinoises, qui en 2020 produisaient plus de 56 % de l’aluminium primaire mondial tout en n’extrayant que 16 % de la bauxite mondiale[55]. La part de la Guinée sur le marché mondial de la bauxite va probablement croître encore dans les prochaines années, le gouvernement du pays entendant dépasser les 100 millions de tonnes par an[56].
La Société minière de Boké (SMB) et la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG) sont les deux entreprises étudiées dans ce rapport. Elles représentaient plus de 70 % des exportations de bauxite guinéenne en 2019 et près de 60 % en 2020[57]. La SMB est un consortium qui rassemble le plus gros producteur d’aluminium au monde, le China Hongqiao Group, qui exploite ses propres raffineries d’alumine et fonderies d’aluminium en Chine, ainsi que Winning International Group, une compagnie singapourienne de transport et une entreprise logistique guinéenne, United Mining Services International[58]. La CBG est une coentreprise appartenant conjointement au gouvernement guinéen et aux multinationales de l’extraction minière Rio Tinto, Alcoa et Dadco[59].
Rôle de la Guinée dans la chaîne d’approvisionnement internationale
L’expansion de l’exploitation de la bauxite en Guinée montre qu’elle joue un rôle croissant dans les chaînes d’approvisionnement mondial. Outre les raffineries chinoises, la bauxite provenant de Guinée est exportée vers des raffineries canadiennes, françaises, allemandes, irlandaises, russes, espagnoles et émiraties[60]. La Guinée elle-même a raffiné moins d’un million de tonnes sur les 82 millions qu’elle a produites en 2020. Le gouvernement guinéen entend accroître les capacités de raffinage de son pays dans les prochaines années[61].
Pour explorer en détail les liens entre l’industrie minière guinéenne et le secteur automobile mondial, Inclusive Development International a suivi la bauxite produite par la CBG et la SMB tout au long des chaînes logistiques mondiales. La CBG et la SMB disposent de permis d’exploitation courant respectivement jusqu’à 2040 et 2031 au moins, ce qui signifie que comme d’autres compagnies minières guinéennes, elles sont susceptibles de répondre à la demande mondiale pendant encore de nombreuses années[62].
L’enquête d’Inclusive Development International au fil des chaînes logistiques s’est déroulée entre 2017 et 2019 et s’est appuyée sur des données publiques comme les comptes des entreprises, les chiffres de l’import-export, les registres d’expédition et d’autres rapports publics, pour pister la bauxite de la Guinée jusqu’aux multinationales de l’aluminium.
Dans le cas de la CBG, l’enquête a permis de découvrir que l’essentiel de la bauxite extraite est expédié vers les raffineries d’alumine et les fonderies d’aluminium d’Amérique du Nord et d’Europe qui appartiennent aux copropriétaires de la CBG, à savoir Rio Tinto, Alcoa et Dadco[63]. L’aluminium est ensuite transformé en produits semi-finis à destination de l’industrie, et en particulier des fournisseurs des plus gros constructeurs automobiles du monde. Le graphique ci-dessous illustre les caractéristiques principales de la chaîne d’approvisionnement de la CBG, basées sur une cartographie de la chaine réalisée de 2017 à 2019.
La bauxite de la SMB emprunte un itinéraire différent. Elle est acheminée vers la Chine et elle est achetée, raffinée et fondue par des sites appartenant au China Hongqiao Group, qui fait partie du consortium SMB[64]. Les raffineries et fonderies de China Hongqiao, qui produisent les plus grandes quantités d’aluminium primaire dans le monde, font venir la majeure partie de leur bauxite des mines guinéennes de la SMB[65]. L’aluminium produit par China Hongqiao est employé par des industriels chinois qui fournissent des pièces à nombre des principaux constructeurs automobiles mondiaux[66]. China Hongqiao fait observer dans son rapport annuel pour 2020 que « la société attachant aujourd’hui une grande importance aux économies d’énergie et à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et de l’empreinte carbone, l’aluminium léger à destination de la production de véhicules motorisés devrait devenir essentiel à la croissance du secteur de transformation de l’aluminium.
Conséquences de l’exploitation minière de bauxite sur les droits humains en Guinée
La région de Boké, au nord-ouest de la Guinée, est le théâtre de l’essor de la bauxite. Les chiffres gouvernementaux estimaient la population de cette région à 1,3 million de personnes en 2020[68]. Comme dans d’autres parties de la Guinée, la région connaît des taux de pauvreté importants. Un recensement de 2014 concluait, sur la base de critères permettant d’évaluer le niveau de vie des personnes et leur accès à la santé et à l’éducation, que 73 % de la population vivait dans la pauvreté, un chiffre qui atteint 86 % dans les zones rurales[69].
Boké compte beaucoup sur l’agriculture : les données gouvernementales pour les années 2014 et 2015 estiment à 890 000 le nombre d’habitants de la région qui dépendent de l’agriculture pour leur subsistance, soit 80 % de la population[70]. La plupart des paysans vivent dans des villages ruraux entourés des terres qui sont cultivées par leurs familles ou leurs voisins depuis des générations. Beaucoup de villages ruraux tirent leur eau de puits ou de sources naturelles, bien qu’ils aient souvent des difficultés à trouver de l’eau pure et potable[71].
L’expansion de l’exploitation minière de bauxite dans la région de Boké promet des bénéfices importants : un rapport de la Banque mondiale sur l’économie guinéenne datant d’octobre 2020 souligne que « le secteur minier pourrait constituer un catalyseur essentiel du développement de l’économie locale »[72]. Le ministère des Mines et de la Géologie guinéen, dans un courrier adressé à Human Rights Watch en juin 2021, déclarait que l’exploitation minière permettait d’enrayer la pauvreté et faisait observer que les compagnies minières devaient affecter une part de leurs bénéfices au développement des communes locales[73].
Or, dans les communautés rurales qui entourent Boké et où se sont rendus Human Rights Watch et Inclusive Development International pour mener leurs recherches, les habitants ont souvent décrit une expérience bien différente. Les familles interrogées ont expliqué comment l’exploitation minière avait détruit les terres qu’elles cultivaient depuis des générations, détériorant l’environnement dont elles dépendent pour leur subsistance et leur alimentation[74]. Le rapport d’octobre 2020 de la Banque mondiale notait que « des tensions existent entre les populations rurales de la région de Boké, qui manquent souvent des services de base (eau, électricité) et ne trouvent pas que l’expansion du secteur minier apporte des bénéfices locaux suffisants »[75]. Une évaluation de 2017 de la Banque mondiale concluait qu’il était « urgent de réduire les conséquences environnementales néfastes du secteur minier, d’améliorer de manière spectaculaire sa contribution au bien-être socioéconomique et pour le pays, d’investir dans des activités économiques plus durables, diversifiées et qui n’excluent personne[76] ».
Des terres perdues au profit des mines
Les zones rurales de Guinée sont organisées selon des systèmes de droit coutumier (ou traditionnel)[77]. Une politique foncière gouvernementale de 2001 appelait à une formalisation des droits coutumiers sur la terre, mais elle n’a pas été mise en œuvre. La plupart des terres restent ainsi non répertoriées et donc à la merci de transferts par l’État ou d’achat par des entreprises privées[78]. Les normes internationales en matière de respect des droits humains protègent les personnes et les communautés, y compris celles qui bénéficient d’un droit coutumier sur les terres, de toute éviction forcée ou immixtion arbitraire dans leurs droits à la propriété et à la terre[79]. L’achat de terres pour l’exploitation minière, qu’elle soit permanente ou temporaire, ne devrait être possible qu’après un processus légal et autorisé d’expropriation ou à des conditions acceptées par les propriétaires coutumiers. Les personnes et communautés impactées devraient dans tous les cas recevoir une juste indemnisation, une terre de remplacement adéquate et un soutien à la réinstallation[80].
En Guinée cependant, les compagnies minières ont profité de l’absence d’un registre foncier — ainsi que des difficultés que connaissent les Guinéens pour faire reconnaître leurs droits devant les tribunaux — pour déterminer de manière arbitraire si elles indemniseraient les familles pour leurs terres, et le cas échéant, de combien[81]. Le ministère guinéen des Mines, dans un courrier adressé en juin 2021 à Human Rights Watch, a indiqué que l’acquisition de terres par les compagnies minières « intervient suite à un accord négocié entre le propriétaire et l’entreprise minière sous l’assistance des représentants des services techniques et des autorités locales concernés selon les meilleures pratiques internationales »[82]. En réalité cependant, les dizaines d’entretiens menés par Human Rights Watch et Inclusive Development International dans la région de Boké montrent que les populations locales ont bien peu de poids à l’heure de décider du type et du montant de l’indemnisation qu’elles reçoivent. Ces décisions sont prises par la compagnie minière et approuvées par le gouvernement. Les locaux n’ont d’autre choix que d’accepter la somme accordée[83]. Souvent, les populations rurales ne reçoivent ni terre de substitution ni indemnisation adéquate pour leurs terres, sans parler d’un quelconque soutien pour retrouver un moyen de subsistance.
Les pratiques de la CBG et de la SMB illustrent la manière dont les compagnies minières envisagent les droits des populations locales sur leurs terres. Depuis qu’elle a commencé à exporter de la bauxite en 1973, la CBG a petit à petit exploité de grandes parcelles de terres agricoles à l’orée de la ville de Sangaredi, où se concentrent ses activités minières[85]. En 2019, une cartographie participative de l’utilisation des terres, menée par les populations locales, des ONG guinéennes et Inclusive Development International sur la base d’une analyse des images satellites, a conclu que 17 villages avaient perdu au bas mot 80 kilomètres carrés de terres agricoles et de pâturages depuis 1980, au profit de la CBG[86]. Un point central de la plainte déposée par les populations touchées par le biais du mécanisme de responsabilisation de l’IFC porte sur les manquements de la CBG, qui ne propose pas de terres équivalentes en contrepartie ni de soutien à la restauration des moyens de subsistance détruits par la perte de la terre. Selon une plainte déposée en février 2019 pour le compte de treize communes :
Depuis le début de ses opérations dans la région de Sangaredi, la CBG a systématiquement minimisé et nié les droits fonciers coutumiers des communautés locales qui y vivaient, sous un système de régime foncier organisé, bien avant l’arrivée de la CBG. Ce faisant, la CBG, à l’instar d’autres sociétés minières en Guinée, a traité les terres rurales comme des terres appartenant à l’État, et a ignoré ou nié les droits fonciers coutumiers des paysans. En adoptant cette interprétation de la loi, la CBG a acquis des terres sans le consentement libre, éclairé et préalable des propriétaires fonciers coutumiers, sans suivre un processus d’expropriation publique, comme l’exige la législation nationale, et sans verser une indemnisation équitable[87].
La CBG a indiqué dans un courrier à Human Rights Watch en mai 2021 qu’elle travaillait à mettre à jour sa politique consacrée aux populations déplacées ou réinstallées et qu’elle rendrait publique la version révisée de cette politique au cours du troisième trimestre de 2021[88]. La CBG ajoutait que le cadre révisé de cette politique, qu’elle a dit avait été redéfini avec l’aide de représentants des populations locales « reconnaissait les droits fonciers coutumiers et imposait à la CBG d’aider les populations locales à développer de nouveaux moyens de subsistance et à se procurer de nouvelles terres lorsque cela était possible[89] ». La CBG a également fait valoir qu’elle avait lancé des programmes visant à appuyer la restauration des moyens de subsistance mis en péril par les activités des mines et « s’engage[ait] à préparer des programmes de restauration des moyens de subsistance dans toutes les localités établies touchées par l’expansion des activités minières de la CBG[90] ».
La manière dont la SMB envisage l’acquisition de terres diffère de celle de la CBG, mais demeure tout aussi problématique. Depuis qu’il a commencé ses activités en 2015, le consortium a acheté des terres aux paysans moyennant une somme versée en une seule fois, ce qui a permis à la compagnie d’acquérir des terres rapidement et de très vite s’étendre[91]. Cette méthode a cependant souvent été préjudiciable aux paysans, car n’étant pas habitués à gérer ou à investir de l’argent, ils se sont retrouvés sans ressources, soutien ou formation pour trouver de nouvelles terres ou de nouvelles sources de revenus[92]. Or, le droit international des droits humains et les normes de l’IFC précisent bien que les indemnisations financières seules ne sauraient remplacer les bénéfices durables qu’une terre apporte aux communautés paysannes[93]. La SMB elle-même relevait en 2018 que :
L’argent [versé à des personnes ou à des populations] représentent des montants très importants et peuvent déstabiliser soudainement l’équilibre budgétaire de certains foyers et villages. L’expérience nous a appris que les personnes recevant ces sommes peuvent les dépenser d’une manière que certains pourraient considérer comme déraisonnable (pas de vision budgétaire à moyen et long terme ; pas d’investissements dans des activités potentiellement créatrices de revenus)[94].
La SMB a, depuis 2018, aménagé de nouvelles terres agricoles dans certaines communes où elle exploite des terres, mais un notable local nous a dit en novembre 2020 que la surface des terres de remplacement était bien inférieure aux besoins de la population[95]. « La compagnie (SMB) n’a aménagé qu’un hectare de terre, où peuvent travailler cinquante personnes », nous a indiqué un porte-parole du village de Dapilon en décembre 2020[96]. « Ce n’est qu’une fraction de ce que beaucoup de gens ont perdu dans cette zone ». Les images satellites montrent que les familles de Dapilon (auquel l’un des ports de la SMB a emprunté le nom), et des villages alentour ont perdu au moins 200 hectares, soit 2 kilomètres carrés, au profit du consortium SMB depuis 2016.
Human Rights Watch, dans un courrier à la SMB daté de mai 2021, a demandé des précisions sur les terres de substitution qu’elle avait allouées aux populations touchées par ses activités, en particulier à Dapilon[97]. Dans sa réponse datée de juin 2021, la SMB n’a fourni aucune information sur les surfaces de terres de remplacement qu’elle a octroyées, mais a affirmé que les achats de terres étaient conformes au droit guinéen et aux normes internationales et que les populations locales avaient reçu une indemnisation équitable[98].
Le ministère des Mines guinéen a indiqué à Human Rights Watch en juin 2021 qu’il allait prendre des mesures pour renforcer le cadre légal régissant les droits fonciers dans le secteur minier. Le gouvernement élabore actuellement un document de référence sur la manière dont les institutions publiques et privées devraient envisager l’achat de terres, qui doit les orienter dans « la gestion des impacts liés à la compensation et à la réinstallation, conformément à la législation nationale et aux meilleures pratiques internationales en la matière[99] ».
Conséquences de l’exploitation minière sur l’environnement local et le droit à une eau pure
L’exploitation de la bauxite dans la région de Boké a des conséquences dommageables sur l’environnement de nombreuses populations locales, notamment sur leur accès à l’eau. La cartographie participative menée en 2019 par Inclusive Development International avec des habitants a conclu que les activités de la CBG avaient pollué ou détruit 91 sources d’eau qui desservaient 17 villages, en raison de leur obstruction par des sédiments et du développement de l’infrastructure de la mine[100]. La CBG a affirmé dans un courrier de mai 2021 à Human Rights Watch qu’en 2018 elle avait mis en place un programme de gestion de l’eau, qui comprend des mesures visant à lutter contre l’érosion due aux activités minières, afin de protéger les ressources des communes locales. Elle a également soutenu avoir restauré et installé des puits dans les villages qui jouxtent ses mines, dont quinze au cours de la seule année 2020[101].
Avant la publication du rapport de Human Rights Watch sur l’exploitation minière de la bauxite, des dizaines de personnes vivant dans plus de treize villages avaient indiqué à Human Rights Watch que les sources d’eau sur lesquelles ils comptaient pour boire, se laver et cuisiner avaient subi des dégâts depuis l’arrivée des activités minières de la SMB[102]. « La compagnie a coupé les rivières où nous puisions de l’eau lorsqu’elle a construit les routes qui desservent sa mine, sans nous en avertir. Les sédiments et les rochers provenant de la construction de la route se sont accumulés dans le cours d’eau », a déclaré un responsable de Djoumayah, un village voisin de la mine de Malapouya, qui appartient à la SMB[103]. SMB a affirmé dans un courrier à Human Rights Watch en juin 2021 qu’elle avoir adopté un programme de gestion de l’eau qui comprend des mesures visant à réduire son impact, comme la déviation de l’eau charriant des sédiments des sites miniers vers des réservoirs[104]. La SMB a également indiqué avoir construit, au cours des trois dernières années, 87 forages et 10 puits améliorés pour les populations locales. Elle aurait également abondé chaque année des fonds de développement local de la région de Boké, à hauteur de 2,1 millions de dollars pour 2020[105].
Outre celles des projets miniers individuels, les conséquences cumulatives à long terme de l’exploitation minière pourraient avoir des répercussions profondes sur l’environnement de la région de Boké[106]. Le rapport d’octobre 2020 de la Banque mondiale signalait : « la gestion des effets cumulés [du secteur minier guinéen] dépassera inévitablement la portée d’un investissement individuel et requerra des capacités de planification proactive et de suivi de la part du gouvernement, capacités qui manquent actuellement[107] ».
« Tout ce qui faisait de Fassaly un village a disparu » :
L’expérience d’un paysan face à l’exploitation minière de la bauxite en Guinée
Kounssa Bailo Barry, 30 ans, vit avec son épouse dans le village rural guinéen de Fassaly Foutabhé, au cœur de la région Boké, où l’on exploite la bauxite[108]. Les terres qui entourent Fassaly Foutabhé sont exploitées par la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG), qui s’est implantée dans la région en 1973.
Barry explique que les activités de la CBG ont peu à peu détruit les terres et les sources d’eau du village, ses ressources les plus précieuses[109]. Barry estime que sa communauté a perdu 80 % de ses terres agricoles au profit de la compagnie. « Tout ce qui faisait de Fassaly un village a disparu », regrette-t-il. « Et nous ne profitons même pas de ce qui causé sa destruction ».
Barry précise que la CBG a versé aux habitants une indemnisation pour les cultures et les arbres qui se trouvaient sur ces terres, mais rien pour les terres elles-mêmes[110]. « C’est comme perdre votre maison et ne recevoir de compensation que pour les meubles qui s’y trouvaient », renchérit un militant des droits humains guinéen[111]. La CBG a affirmé qu’elle indemnisait les populations locales lorsque leur situation économique souffrait de ses activités et qu’elle travaillait à la révision du cadre d’indemnisation et des principes de compensation selon lesquels elle procédait à l’achat de terres[112].
Barry loue des terres dans un village voisin, mais il estime que sa famille élargie récolte désormais entre dix et quinze sacs d’arachides par an (la principale culture de rente) alors qu’elle en récoltait entre 40 et 80 avant les récentes acquisitions de terres par la CBG. « Nous utilisons le peu qui nous reste pour notre consommation et pour envoyer nos enfants à l’école. Nous avons dû faire des choix dans nos besoins immédiats. » Outre une indemnisation convenable, Barry voudrait que la CBG aide les familles à faire enregistrer leurs droits coutumiers sur la terre, et qu’elle s’engage à réhabiliter et à rendre les terres aux familles après qu’elle les aura exploitées.
Barry précise que la CBG a laissé certaines terres de Fassaly Foutabhé pour permettre aux habitants de planter des légumes, mais que ces terres sont peu irriguées et elles ne remplacent qu’une partie des terres qui ont été perdues au profit de la mine. Dans un courrier de mai 2021, la CBG a affirmé avoir entamé un processus de restauration des moyens de subsistance qui bénéficie à 98 personnes à Fassaly Foutabhé et avoir investi dans des terres, des infrastructures et du matériel pour aider à la préservation des moyens de subsistance[113].
L’exploitation de la bauxite a également nui à l’approvisionnement en eau des habitants de Fassaly Foutabhé[114]. Barry indique que depuis 2017, les sources naturelles où les villageois puisaient de l’eau potable et d’irrigation ont commencé à se tarir. La CBG a répondu dans son courrier de mai 2021 qu’elle installait et restaurait des puits dans les villages qui bordent ses mines et qu’elle avait foré onze puits pour contribuer à l’agriculture et à l’élevage à Fassaly Foutabhé et dans un village voisin[115]. « Nous avons besoin d’eau pure pour boire », explique Barry. « Et la CBG doit trouver une solution plus pérenne aux préjudices qu’ont subi nos sources et nos cours d’eau, car nous en aurons besoin tant qu’il y aura un village ici. »
Barry est encouragé par le fait que la CBG a finalement accepté d’engager une médiation avec treize communes, y compris Fassaly Foutabhé. « Nous espérons que la CBG respectera ses engagements envers les villages qu’elle a tourmentés depuis si longtemps », dit-il. Mais il ajoute qu’il est essentiel que les entreprises qui achètent de la bauxite guinéenne soient davantage conscientes des conséquences de l’exploitation minière sur les droits humains. « Si les compagnies minières peuvent fouler aux pieds les droits des habitants pour trouver de la bauxite, c’est parce que leurs clients le leur permettent », conclut-il.
Une supervision défaillante du gouvernement
Le gouvernement de la Guinée, bien que conscient des dégâts causés par l’extraction minière, n’a pas fait assez pour exiger que les compagnies minières se conforment à des normes strictes en matière de respect de l’environnement et des droits humains[116].
Dans le cas de la SMB, par exemple, le rapport de 2018 de Human Rights Watch concluait que le consortium avait obtenu un permis en 2015 alors qu’il avait présenté des évaluations de l’impact environnemental et social qui ne tenaient pas correctement compte des effets du projet et ne prévoyaient pas de mesures permettant de les réduire convenablement[117]. La SMB a affirmé en 2018 avoir mandaté une société internationale de conseil pour mener de nouvelles études d’impact et concevoir un nouveau plan de gestion environnementale et sociale (PGES) pour ses sites miniers[118]. Elle a également soutenu en 2018 que « dès que cette étude, étalée sur 12 mois sera[it] disponible, elle sera[it] partagée ; y compris les monitorings et documents de suivi/évaluation » sur son site internet[119]. Ces études d’impact, si elles ont été conduites sérieusement, devraient avoir pris en compte les conséquences des activités de la SMB sur les villages voisins de la région de Boké depuis 2015 et proposé des recommandations pour y remédier[120].
SMB a indiqué à Human Rights Watch en juin 2021 que la nouvelle étude d’impact et le nouveau PGES rédigés par la société internationale de conseil étaient désormais terminés et avaient été approuvés par le gouvernement guinéen en juin 2020[121]. Le consortium, cependant, n’a ni publié l’étude d’impact révisé ni son nouveau PGES. Pour en obtenir une copie, la SMB a renvoyé Human Rights Watch vers une agence du gouvernement guinéen au sein du ministère de l’environnement. Human Rights Watch a contacté l’agence en question, qui nous a répondu qu’elle n’avait pas évalué d’EIES ni de PGES pour la SMB, d’autant que, selon l’agence, ces évaluations et plan de gestion ne nécessitaient pas d’agrément[122]. Human Rights Watch a réécrit à la SMB pour demander une copie de ces études, mais n’a pas reçu de réponse à ce jour. La CBG en revanche publie l’ensemble de ses évaluations des impacts environnementaux et sociaux sur son site internet et mène chaque année des audits de ses pratiques environnementales, sociales et de gouvernance, qu’elle publie également[123].
Le rapport de 2018 de Human Rights Watch mettait en lumière tout un éventail de facteurs qui expliquent l’échec du gouvernement guinéen à assurer convenablement le respect, par les compagnies minières, de normes environnementales et sociales ambitieuses. Y figuraient en bonne place le manque de ressources allouées aux agences de supervision des compagnies minières et l’accent mis par le gouvernement sur la croissance rapide de ce secteur plutôt que sur des garde-fous sociaux et environnementaux[124]. Mais d’autres facteurs pourraient éventuellement être en jeu : un rapport de 2018 commandité par Drive Sustainability et la Responsible Minerals Initiative, qui rassemble 360 entreprises et promeut un approvisionnement responsable, a qualifié l’état de droit de la Guinée de « très faible » et son expérience de la corruption de « très grande »[125]. Le Natural Resource Governance Institute, une ONG, a publié en 2021 une mise à jour de son indice de gouvernance des ressources, qui évalue la gestion de leurs ressources minérales par les gouvernements. Le chapitre sur la Guinée fait état de bons résultats dans plusieurs domaines, notamment sa gestion des revenus des mines (qualifiée de « satisfaisante ») et les conditions dans lesquelles sont implantées et réalisées les activités minières (« bonnes »), mais pointe plusieurs problèmes comme la lutte contre la corruption (« faible ») et l’état de droit (« défaillant »)[126].
Dans un courrier adressé à Human Rights Watch en juin 2021, le ministère des Mines guinéen a indiqué que depuis 2011, le gouvernement guinéen « œuvre inlassablement pour un développement minier durable » et que « depuis plusieurs années, le gouvernement met[tait] tout en œuvre pour que cette législation minière et environnementale soit respectée.[127] » Le courrier du ministère décrit également une longue liste de réformes mises en œuvre pour renforcer la supervision du secteur minier par le gouvernement et signale que celui-ci a négocié et signé en juin 2021 un nouvel accord de financement de 65 millions de dollars par la Banque mondiale pour renforcer encore sa gestion des ressources naturelles et de l’environnement[128].
Un besoin urgent d’amélioration
L’urgence de remédier aux atteintes aux droits humains et à l’environnement dans le secteur de l’aluminium guinéen se fait d’autant plus pressante car le raffinage de l’alumine en Guinée pourrait connaître une forte expansion : quelque huit compagnies minières envisagent de bâtir des raffineries d’alumine en Guinée[129]. Le ministère des Mines a fait valoir dans son courrier de juin 2021 à Human Rights Watch que la mise en place d’industries de transformation locale, « au-delà de la création de plus-values, facilitera le développement d’une économie de services qui prendra ainsi le pas sur une économie basée sur l’extraction[130] ».
Les nouvelles raffineries d’alumine, cependant, risquent également d’ajouter au poids social et environnemental que représente le secteur minier pour les populations locales. Une étude d’impact environnemental et social de février 2021 portant sur un projet de raffinerie de la SMB dans la région de Boké, par exemple, a montré que la raffinerie produira l’électricité nécessaire à la transformation de la bauxite en alumine au moyen d’un générateur à charbon. Ce charbon sera fourni par la Chine[131]. Même en veillant à limiter leurs émissions, les générateurs à charbon sont polluants : ils produisent du dioxyde de soufre et des oxydes d’azote qui peuvent provoquer de l’asthme, des cancers, des maladies cardiaques et pulmonaires ainsi que des troubles neurologiques, tout en émettant de grandes quantités de dioxyde de carbone qui contribuent au réchauffement climatique[132].
La SMB a affirmé dans son courrier de juin 2021 à Human Rights Watch que le gouvernement avait approuvé l’étude d’impact pour la raffinerie, mais que la compagnie étudiait encore d’autres sources d’énergie[133]. Le ministère guinéen des Mines a indiqué dans un courrier daté de juin 2021 : « Les répercussions liées à l’alimentation énergétique de la raffinerie et les moyens prévus pour les atténuer font l’objet d’une attention particulière par l’Administration, notamment des actions de maitrise des rejets de poussières, fumée et gaz qui seront mises en place pour améliorer la qualité de l’air.